Les efforts déployés par la France pour assainir ses finances publiques menacent de déclencher une nouvelle crise politique et financière, poussant les investisseurs à vendre certains actifs du pays.
Les tentatives du Premier ministre Michel Barnier pour endiguer la hausse de la dette nationale échouent alors que les députés de l’opposition menacent de l’éjecter de ses fonctions afin de bloquer le projet de loi de finances 2025.
L’incertitude a conduit à une vente massive d’actifs français, creusant l’écart entre les coûts de financement du pays et ceux de l’Allemagne à des niveaux jamais vus depuis la crise de la dette de l’euro il y a plus de dix ans.
Pour bien comprendre la situation financière du pays, il est nécessaire de revenir sur la notion de déficit public. « C’est la différence entre les recettes et les dépenses des administrations françaises dans leur ensemble (Etat, collectivités locales, dépenses de santé publique, retraites…)», explique Catherine Mathieu, économiste à l’OFCE. Le déficit public est mesuré chaque année et s’exprime en pourcentage du produit intérieur brut (PIB).
« Les déficits publics alimentent l’augmentation de la dette publique », qui correspond à l’ensemble des emprunts contractés par l’Etat, les collectivités publiques et les administrations publiques. Ce montant évolue en fonction des remboursements et des nouveaux emprunts effectués. Actuellement, la dette publique française a dépassé les 3 200 milliards d’euros, ce qui équivaut à 112% du PIB.
L’Etat doit emprunter de l’argent sur les marchés financiers pour rembourser la part de sa dette arrivant à échéance. Il émet alors des titres publics sur ces marchés, qui sont achetés par des investisseurs. La majorité d’entre eux (53,2%) sont étrangers, selon un rapport de l’Assemblée nationale déposé en mai 2024. Il s’agit, pour la plupart, de fonds de pension, de fonds d’assurance, de fonds d’investissement souverains, de banques, voire de fonds spéculatifs.
Si Michel Barnier avance que la crise financière « est devant nous », c’est notamment parce que la France s’est engagée à respecter plusieurs règles budgétaires européennes. Le déficit public ne doit pas excéder 3% du PIB. Quant à la dette publique, elle ne doit pas dépasser 60% du PIB. Or, « aujourd’hui, on est clairement au-delà de ces critères », précise Catherine Mathieu. Cependant, pour l’économiste, avoir un « déficit public n’est pas grave en soi ».
« L’Etat doit s’endetter pour investir. En France, l’investissement public est de l’ordre de 3% du PIB. Parallèlement, pour financer la transition écologique, des études, notamment de la Commission européenne, avancent qu’il faudrait augmenter l’investissement public d’au moins 2 % du PIB », précise l’économiste. « C’est normal d’avoir un déficit, mais la question est : est-ce qu’il se creuse pour d’autres raisons que celles évoquées précédemment ?», s’interroge Catherine Mathieu.
« La crise du Covid et les mesures qui l’ont accompagnée ont creusé le déficit public et la dette, mais depuis un ou deux ans, elles ont été quasiment toutes supprimées », explique l’experte, pour qui le déficit public actuel est « aussi lié à la politique de baisse d’impôts des précédents gouvernements d’Emmanuel Macron ».
Les baisses d’impôts « étaient censées donner davantage de pouvoir d’achat aux Français et améliorer la compétitivité des entreprises. Or, la croissance n’est pas au rendez-vous et tourne autour de 1% », précise l’économiste. En conséquence, les recettes de l’Etat ont diminué ces dernières années. Par ailleurs, puisque le déficit est rapporté au PIB, «si la croissance stagne, cela contribue à faire augmenter le ratio déficit/PIB », rappelle Catherine Mathieu.
De fait, le principal risque de l’augmentation du déficit et de la dette publique est que la France perde la confiance des investisseurs sur les marchés obligataires et que l’on craigne qu’elle ne soit plus capable de rembourser sa dette publique.
Sur la scène politique, légiférer a toujours été une tâche difficile sans majorité, surtout pour un budget, car les partis d’opposition en France votent traditionnellement contre les projets de loi de finances, quelles que soient les circonstances.
En effet, les gouvernements dans cette situation peuvent recourir à une disposition constitutionnelle qui est le 49.3 pour adopter un projet de loi sans vote. Mais une telle manœuvre expose le Premier ministre à une motion de censure qui, si elle est soutenue par une majorité de législateurs, l’évince de ses fonctions et tue de fait le projet de loi.
L’ancienne Première ministre Elisabeth Borne a eu recours à plusieurs reprises à la motion 49.3 pour contourner le Parlement sur le projet de budget 2024. Elle a survécu à chaque fois, mais Barnier a le soutien d’un nombre bien plus restreint de parlementaires, ce qui rend plus risqué le déclenchement de multiples motions de censure. Il a préféré laisser le processus parlementaire suivre son cours, affirmant qu’il utiliserait probablement cet outil dans les dernières étapes à la mi-décembre.
Le bloc de gauche, le Nouveau Front populaire, s’est engagé à proposer des motions de censure si le gouvernement recourt à l’article 49.3, mais les calculs parlementaires signifient que les motions ne seront pas adoptées sans le soutien d’autres groupes d’opposition.
Ainsi, cela a donné à la dirigeante du Rassemblement Nationale, Marine Le Pen et à ses députés le rôle de décisionnaire en pouvoir de facto. En effet, le Rassemblement national est le plus grand parti au parlement.
Au début du débat budgétaire, Marine Le Pen a adopté une approche constructive, affirmant qu’il était urgent de rétablir les finances publiques et que son parti ne chercherait pas à provoquer le chaos. Elle n’a pas non plus d’intérêt politique évident, car aucune élection législative ne peut avoir lieu avant l’été 2025.
Mais ces dernières semaines, elle a menacé à plusieurs reprises d’éjecter Barnier et a critiqué le gouvernement pour ne pas avoir inclus les propositions du Rassemblement national lors des débats budgétaires.
Les risques d’exécution sont élevés, tout comme la dépendance française à l’égard des investisseurs étrangers qui financent une dette colossale. La France a environ 350 milliards d’euros de dette qui arrive à échéance l’année prochaine, dont 40 milliards d’euros d’intérêts, soit l’équivalent du budget de la défense.
Ces sommes n’ont pas encore été digérées par les électeurs, et l’opinion publique se retourne de plus en plus contre les projets impopulaires de hausse des impôts de Barnier. C’est pourquoi Marine Le Pen est prête à s’y opposer activement, et pourquoi son parti soutient les opposants de gauche dans leurs tentatives fiscalement irresponsables de faire marche arrière sur la réforme des retraites.
Cependant, même avant les turbulences politiques des dernières semaines, les finances de la France étaient une préoccupation croissante pour les investisseurs, les plans de réduction de la dette ayant dérapé fin 2024. Avec des recettes fiscales bien inférieures aux estimations, le gouvernement s’attend désormais à ce que le déficit budgétaire atteigne 6,1 % de la production économique cette année au lieu de baisser à 4,4 % comme initialement prévu.
En outre, l’Agence France Trésor (AFT) a révélé que la France allait devoir lever un montant record de 300 milliards d’euros en 2025 pour financer ses dépenses et renouveler ses précédentes dettes. A titre de comparaison, c’était 285 milliards d’euros en 2024. Cela devrait correspondre à 10% de son PIB en 2025. C’est « un chiffre relativement stable par rapport aux années précédentes », nuance toutefois Antoine Deruennes, directeur général de l’AFT.
En 2024, la dette souveraine française émise sur les marchés devrait représenter 9,8% du PIB, après 9,6% en 2023. Selon Antoine Deruennes, «la raison principale » de la hausse des montants à lever sur les marchés en 2025 est à trouver « parce que les obligations qui arrivent à échéance en 2025 sont plus nombreuses ».
Concrètement, l’Etat émet de la dette sur les marchés à une échéance donnée, à l’issue de laquelle elle doit procéder au remboursement des investisseurs. Sur 300 milliards d’euros qui seront émis en 2025, 174,8 milliards seront dédiés au remboursement de la dette de l’Etat à moyen et long terme, ce qui représente 19,7 milliards de plus qu’en 2024 selon les estimations actualisées. Par ailleurs, dans un contexte où l’Etat cherche à faire des économies pour réduire son déficit budgétaire, la charge de la dette va peser plus lourd sur les finances publiques en 2025.
Elle est prévue à 54,9 milliards d’euros, contre 50,9 milliards d’euros pour 2024. En comparaison, le premier budget de l’Etat, l’Education, s’élèvera à près de 65 milliards d’euros en 2025 et celui de la défense à 50,5 milliards d’euros. Le gouvernement affiche pour objectif de ramener à 5% le déficit public en 2025, puis à 3% d’ici 2029 dans les clous de Bruxelles, qui a lancé une procédure en déficit excessif contre la France.
« La France doit changer sa trajectoire budgétaire (…) Pas seulement à cause du respect des règles européennes de déficit excessif, mais aussi et surtout dans notre intérêt national », a aussi déclaré François Villeroy de Galhau. Pour lui, « revenir à 3% (de déficit en 2029) comme le propose le gouvernement, c’est indispensable. Sinon, nous allons rester cette exception en Europe : le pays dont la dette publique continue à augmenter après le Covid alors que tous les autres ont baissé. » a déclaré mardi, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau,
Ainsi, une série de confrontations parlementaires se profile à l’horizon à l’approche de la date butoir du budget français. Barnier devra presque certainement déclencher la motion 49.3 sur les deux parties du budget de l’année prochaine, le texte principal et le projet de loi sur la sécurité sociale, ainsi que sur une loi de finances révisée sur les dépenses jusqu’à fin 2024.
La première utilisation de cet outil pourrait intervenir dès lundi 2 décembre, lorsque le volet Sécurité sociale du projet de loi devrait revenir à l’Assemblée nationale après avoir été soumis à une commission mixte par les deux chambres du Parlement, qui produira un projet unifié.
Une tentative ultérieure de censure du gouvernement pourrait ensuite être débattue et votée le 4 décembre, a déclaré Eric Coquerel, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale (gauche), sur la radio RTL.
Le projet de loi sur la sécurité sociale contient des mesures emblématiques auxquelles Marine Le Pen s’oppose, notamment l’indexation différée de certaines retraites et la modification du remboursement des médicaments. Mais le Rassemblement national pourrait attendre que le projet de loi de finances soit soumis à l’Assemblée nationale le 18 décembre, ce qui pourrait faire du 20 décembre le dernier test de défiance contre Barnier.
Ainsi, selon Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris II Panthéon- Assas, trois scénarios seraient alors sur la table.
Dans le premier, un nouveau gouvernement reprendrait le projet de loi de finances car « le texte ne meurt pas, si le gouvernement tombe ». La nouvelle équipeaurait alors jusqu’au 31 décembre pour le faire voter puisque c’est à cette date que le président de la République doit le promulguer au plus tard.
Un gouvernement démissionnaire pourrait aussi reprendre le texte ou en déposer un nouveau « au nom d’un impératif de continuer la vie de la nation », suppose le constitutionnaliste Thibaud Mulier, enseignant-chercheur à l’université Paris-Nanterre, car il n’existe pas de jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière.
Néanmoins, d’un point de vue politique, l’option du gouvernement démissionnaire qui parviendrait à faire adopter le budget paraît assez improbable. « Michel Barnier, à la tête d’un gouvernement démissionnaire, ne pourrait plus utiliser le 49.3, donc il vaudrait mieux vite nommer un nouveau Premier ministre qui puisse engager sa responsabilité », rappelle Benjamin Morel.
Deuxième hypothèse : un nouveau gouvernement ou un gouvernement démissionnaire peut à partir du 21 décembre agir par ordonnances sur le budget. « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance », dispose ainsi l’article 47 de la Constitution. « La dernière version qui passerait par ordonnances serait celle adoptée par la dernière chambre donc en l’espèce le Sénat », précise Benjamin Morel.
« Il y a deux précédents : en 1962, la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée en octobre ne permet pas de voter le budget à temps. Seule la première partie sur les recettes est votée et des décrets sont pris pour assurer les missions de l’État ; en décembre 1979, le projet de loi de finances est complètement retoqué par le Conseil constitutionnel, obligeant le gouvernement à faire adopter dans l’urgence un texte l’autorisant à percevoir l’impôt« , souligne Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Rouen.
Dernier scénario : séparer les deux volets du projet de loi de finances, avec les dépenses d’un côté et les recettes de l’autre. « Vous appliquez le volet des dépenses par voie des ‘douzièmes provisoires’, ce texte législatif financier qui permet de rééditer chaque mois les dépenses, mais cela ne permet pas de tenir longtemps. Et pour les recettes, le Parlement voterait une habilitation au gouvernement pour prélever les impôts sur une période temporaire. C’est une loi spéciale qui a été utilisée une fois, en 1980, lorsque le Conseil constitutionnel a censuré le budget » pour un motif procédural, détaille Benjamin Morel.
C’est ce que détaille l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances. « Cela permettrait de lever l’impôt au 1er janvier mais ce serait un scénario très dégradé qui n’empêcherait pas de devoir voter une loi de finances en 2025, même si cela ne conduirait pas à un ‘shutdown’ à l’américaine », explicite Thibaud Mulier.
« Le gouvernement peut présenter au Parlement ce qu’on appelle une loi spéciale pour prélever les impôts à partir du 1er janvier, il peut y avoir reconduction des dépenses par décret pour pouvoir payer les fonctionnaires, les retraités, etc. », a également assuré Yaël Braun-Pivet sur Sud Radio.
L’hypothèse a été évoquée par le Premier ministre sur TF1 mardi soir. « Si le gouvernement tombe, il y a des mesures d’urgence qu’on prend avec le Parlement pour pouvoir payer. Mais, cela ne couvre pas toute l’année 2025 et surtout cela n’empêche pas ni la crise ni la défiance des marchés financiers, ni que tout s’arrête et qu’il faille recommencer », a prévenu Michel Barnier.
En clair, cela signifie que seules les dépenses prévues pour 2024 pourraient être renouvelées en 2025. Dans le même temps, le gouvernement poursuit les discussions sur son projet de loi de finances avec l’espoir d’aboutir à un vote positif.
Cette solution supposant toutefois d’obtenir du Parlement le vote d’une loi spéciale. Rien ne dit, avec la composition actuelle de l’Assemblée nationale, que ce feu vert serait nécessairement accordé. La France se retrouverait alors dans une situation inédite, que ni la Constitution ni la LOLF ne prévoient. Le président de la République pourrait alors décider de reprendre la main.
« On touche ici aux limites de ce que prévoient nos textes. Emmanuel Macron pourrait vouloir retourner l’opinion contre les oppositions coupables de tout bloquer. Ce qui est certain, c’est que quelque chose sera tenté pour éviter que l’administration ne cesse de fonctionner », prédit Alexandre Guigue, professeur de droit public à l’Université Savoie-Mont-Blanc, qui met en avant l’article 5 de la Constitution.
Celui-ci dispose que « le président de la République veille au respect de la Constitution » et « assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État« . Emmanuel Macron pourrait ainsi juger que la Constitution l’autorise à prendre des ordonnances pour éviter une situation dans laquelle l’État cesserait de fonctionner.
D’autres constitutionnalistes vont encore plus loin, à l’image de Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui imaginent, dans un article publié le 1er juillet dans La Revue politique et parlementaire, la possibilité pour Emmanuel Macron d’invoquer l’article 16 de la Constitution, qui accorde au président de la République les pleins pouvoirs.
« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances« , indique le texte constitutionnel.
« Cela me paraît être une interprétation abusive de l’article 16, car je ne vois pas quelle serait la menace imminente sur la Nation, mais cela montre en tout cas qu’il y a une part d’interprétation dans la lecture et l’application d’une Constitution« , estime Anne-Charlène Bezzina.
Enfin, une ombre nouvelle pourrait toutefois planer prochainement. A en croire les analyses des banques américaines, de plus en plus de hedge funds s’intéressent à la situation française. S’ils décidaient de mener des actions agressives sur la dette française, cela pourrait très vite dégénérer.