Alors que des experts-comptables belges menacent de se mettre en grève, un climat de tension s’installe entre la profession et l’administration fiscale. Problèmes techniques, délais serrés, manque de communication : les frustrations s’accumulent et mettent sous pression ces professionnels essentiels à l’économie belge.
Dans cet entretien exclusif, le vice-président de Institut des Conseils Fiscaux et des Experts-Comptables (ITAA) partage les inquiétudes de la profession, les revendications des experts-comptables et les solutions envisagées pour éviter une crise aux conséquences potentielles sur les recettes de l’État.
Bonjour, Monsieur Delvaux. Pourriez-vous nous expliquer les principaux facteurs qui ont poussé certains experts-comptables à envisager une grève ?
Vice-Président de l’ITAA, Vincent Delvaux : Bien sûr. Le contexte actuel est difficile pour de nombreux experts-comptables. Nous faisons face à un nombre croissant d’obligations toutes avec des deadlines, obligations déclaratives via des applications qui rencontrent des problèmes, associés à des problèmes techniques constants au niveau des outils numériques mis à disposition par l’administration fiscale.
En cette période de rush, avec successivement les déclarations fiscales des sociétés, celles des personnes physiques, celles des non-résidents, sans oublier entretemps les déclarations TVA, les systèmes du SPF Finances présentent de nombreux bugs rendant les conditions vraiment insupportables. Cela crée des frustrations importantes au sein de la profession, car ces problèmes ajoutent une pression supplémentaire dans un contexte déjà exigeant.
Depuis combien de temps ces tensions existent-elles, et quelles actions ont été entreprises pour instaurer un dialogue avec le fisc ?
Ces tensions ne datent pas d’hier. Cela fait des années que nous tentons de collaborer avec l’administration pour résoudre ces difficultés. Un protocole a été signé il y a quelques années entre l’ITAA et le Ministre des Finances, avec des engagements notamment améliorer les contacts et les relations entre l’administration et les membres, faciliter l’introduction des déclarations par voie électronique et fixer des délais de disponibilité des services ainsi que les deadlines
Cependant, malgré les promesses, plusieurs mesures clés restent à être implémentées, comme des lignes téléphoniques dédiées pour les experts-comptables et une meilleure stabilité des plateformes numériques. Le dialogue existe, mais les résultats tardent à se concrétiser.
Quels sont les effets concrets de ce climat de travail sur les experts-comptables et sur leurs clients ?
La situation actuelle pèse lourdement sur les professionnels et leurs clients. Les retards et dysfonctionnements des administrations peuvent engendrer des préjudices divers dont des pénalités pour nos clients. Cela impacte directement non seulement la relation de confiance avec nos clients, qui nous mandatent pour les aider à rester en conformité mais surtout les relations entre les administrations, les contribuables et leurs experts.
Ces dysfonctionnements augmentent également notre charge de travail, car il nous faut souvent corriger des erreurs ou relancer des procédures.
Quelles sont les principales revendications des experts-comptables et conseillers fiscaux vis-à-vis de l’administration fiscale ?
Nos demandes sont claires et se concentrent sur trois points principaux. Premièrement, nous demandons une stabilisation des outils numériques mis à disposition pour les déclarations fiscales et autres dès lors que les bugs techniques sont de plus en plus fréquents. Ensuite, nous demandons qu’un délai (proportionné aux préjudices) supplémentaire soit automatiquement/spontanément accordé lorsque des problèmes techniques surviennent en période de déclaration.
Enfin, nous souhaitons la mise en place d’une ligne de contact dédiée aux experts-comptables pour faciliter le traitement des dossiers. Ce sont des mesures essentielles pour alléger notre charge de travail et assurer une qualité et une efficience des services pour nos clients.
Si une grève des experts-comptables avait lieu, quel serait l’impact sur les recettes fiscales de l’État belge ?
Une grève de la profession aurait un impact considérable sur les finances publiques, principalement en ce qui concerne la TVA puisque celle-ci n’est versée qu’après interventions des professionnels; pour les autres impôts, il y a généralement les prélèvements à la source (les précomptes) ou par anticipation ce qui réduira l’impact
Une interruption de nos services pourrait engendrer une perte de plusieurs milliards d’euros en recettes fiscales.
Cependant, l’ITAA n’encourage pas une telle action. Une grève pénaliserait avant tout les clients, qui subiraient les conséquences dont recevoir des amendes et des taxations d’office. Les experts-comptables sont conscients de cette responsabilité et savent que l’impact serait néfaste pour toutes les parties concernées. Ils n’oublient pas qu’ils sont les mandataires de leurs clients dans l’accomplissement de leurs obligations.
Pensez-vous qu’une réforme structurelle du fonctionnement de l’administration fiscale est nécessaire ? Quelles seraient les priorités de l’ITAA en matière de réformes ?
Absolument. Une réforme structurelle s’impose pour améliorer le fonctionnement de l’administration et alléger les contraintes sur notre profession.
Les priorités sont nombreuses; elles passent par des simplifications administratives (l’ITAA a transmis quelques idées), par l’allègement des mesures LAB (Loi dite anti-blanchiment qui a construit une usine à gaz) mais aussi par la nécessité de garantir un continuité dans le traitement des dossiers.
Actuellement, un même dossier peut être traité par différents agents, ce qui complexifie le suivi et multiplie les erreurs. Nous souhaitons également que chaque dossier puisse avoir un interlocuteur unique de l’administration, ce qui permettrait de faciliter les échanges et de limiter les frustrations des deux côtés. Enfin, la profession plaide pour des améliorations aux systèmes informatiques et pour des outils plus stables et plus performants.
Comment les membres de l’ITAA réagissent-ils à la menace de grève ? Y a-t-il un large soutien pour cette action au sein de la profession ?
Une minorité d’experts-comptables et de conseillers fiscaux soutient l’idée d’une grève; celle-ci a été lancée à un moment où les professionnels sont vraiment acculés d’obligations et exaspérés, frustrés en raison des manquements techniques de l’administration
Cependant, la majorité de nos membres est consciente des risques associés à une grève, notamment, que je l’ai dit, pour les clients qui pourraient en subir directement les conséquences. L’ITAA, en tant que seul organisme officiel, n’appelle pas à la grève.
Nous estimons que la solution réside dans le dialogue et la réforme, et non dans une action qui pourrait nuire aux clients que nous servons, dont nous sommes les mandataires de confiance.
Pensez-vous qu’il existe des moyens alternatifs pour faire entendre les revendications des experts-comptables, en dehors de la grève ?
Oui, bien sûr. Nous pensons que des actions de sensibilisation auprès du grand public et des autorités peuvent être efficaces pour attirer l’attention sur nos difficultés. La communication dans les médias généralistes pourrait aussi jouer un rôle pour informer quant aux défis que rencontre notre profession.
L’ITAA rencontre également très régulièrement, vraiment, les cabinets ministériels et leurs administrations; nous ne manquons jamais de remonter les doléances des membres, de partager nos difficultés et de mettre sur la table des pistes de solution. Plusieurs politiques sont par ailleurs personnellement à notre écoute; regardez récemment M. Georges-Louis Bouchez qui a interpellé le Ministre des Finances Vincent Van Peteghem
Enfin, quel message souhaitez-vous adresser à vos membres et aux autorités dans ce contexte difficile ?
À nos membres, je veux dire que nous sommes pleinement engagés à défendre les intérêts de la profession et à alléger les contraintes que nous rencontrons. Nous continuons de dialoguer avec l’administration et les ministères pour obtenir les améliorations nécessaires.
Aux autorités, j’aimerais rappeler que les experts-comptables et les conseillers fiscaux jouent un rôle essentiel dans l’économie et que leur bien-être professionnel est aussi dans l’intérêt de l’État.
Une relation plus humaine et plus respectueuse avec les fonctionnaires de l’administration fiscale, ainsi qu’un soutien technique accru, sont des éléments clés pour renforcer cette collaboration.