À Athènes, ce 24 mai 1979, est signé au Zappeion le traité d’adhésion de la Grèce à la communauté européenne. Plus un choix symbolique que pragmatique, le gouvernement Karamanlis présente aux yeux de tous une Grèce affranchie de ses racines dictatoriales entretenues durant près de 7 ans par les colonels de la junte.
Drogué aux subventions européennes (30 milliards en 10 ans, soit 10% du PIB grec), le pays signa des deux mains le traité de Maastricht, celui-là même à l’origine des prémices de l’union économique et monétaire.
Alors que la corruption, le népotisme et le laxisme fiscal gangrenaient de l’intérieur le système politico-économique grec, mettant ainsi en exergue une incapacité systémique à faire converger ses indicateurs vers les critères de l’UEM, la Grèce affiche contre toute attente des résultats miraculeux ; le déficit public passe de 10% en 1995 à … 1,6% en 1999, faisant d’elle un candidat plus que convaincant à la monnaie unique.
De mal-aimé à enfant prodige, il n’y a visiblement qu’un pas. En à peine quelques années, tous les déficits s’étaient résorbés et, avec eux, les interrogations de ses partenaires.
Réformes structurelles d’assainissement, réformes conjoncturelles du moment ou politique d’austérité, le climat euphorique de l’époque éclipsait la manière pour ne se concentrer que sur les fins.
Par quel procédé le pays a-t-il pu équilibrer ses comptes publics ? La crise grecque, survenue 7 ans après l’adoption de l’euro, est-elle la conséquence différée d’une victoire à la Pyrrhus ? Quel a été le rôle joué par la Goldman Sachs tant dans la réussite que dans la faillite grecque ?
Résurgence de la Grèce antique
On ne l’attendait pas au-devant de la zone Euro, et pourtant elle y figure. Le 1er janvier 2001 signe le renouveau des années d’or de la Grèce. L’économie prospère et connait l’une des plus fortes croissances de la zone euro (4,3% en moyenne par an de 2000 à 2007). Les salaires dans la fonction publique ont plus que doublé alors que dans le même temps, les salaires en Allemagne augmentaient de 25%. L’emprunt est facilité par les coûts d’intérêts bas inhérents à la monnaie unique, permettant de surcroit une hausse de la demande intérieure et des investissements publics. À cette effervescence s’ajoute son succès au championnat d’Europe de football de 2004, et, la même année, Athènes est désignée ville organisatrice des Jeux olympiques. Malgré d’importantes dépenses, le déficit demeurait stable (moins de 2% en moyenne sur la période). Après tout, pourquoi douter ?
Rupture du trompe-l’œil
Malgré une présomption de bonne foi, un audit fut lancé sur les comptes publics grecs par l’organisme en charge de l’information statistique à l’échelle communautaire, Eurostat.
Une comptabilité peu rigoureuse en a découlé. En effet, certaines dépenses, principalement militaires (séquelles ottomanes), n’étaient enregistrées dans les comptes qu’une fois l’intégralité de la commande reçue. Si le pays prévoyait de se faire livrer 100 tanks, ce n’est qu’après la réception du 100ème que la dépense se retrouvait effectivement dans les comptes. Des milliards d’euros s’étaient volatilisés par une simple acrobatie comptable. L’affaire est classée sans suite.
C’est en arrivant au pouvoir, en octobre 2009, que le gouvernement socialiste de Georges Papandréou décide de lever le masque. La réalité des finances publiques est tout autre que celle enjolivée pendant des années par ses prédécesseurs; le déficit atteint les 12% du PIB, soit le double du chiffre officiel annoncé. L’illusion de confort et d’aisance dans laquelle le peuple grec fut plongé, et qui contrevenait en tout point à tous les principes fondamentaux de stabilité et d’équilibre, n’était que le corollaire du secret bien gardé de la prospérité grecque, celui de toute bonne dette publique (112% du PIB).
Opération Éole
C’est ainsi que fut baptisé, en hommage au dieu du vent grec Aeolus, l’opération visant à magnifier les comptes publics. Consciente de son incapacité à se souscrire aux critères draconiens de Maastricht, la Grèce fait appel à la sulfureuse mais néanmoins brillante banque d’affaire Goldman Sachs afin de maquiller ses comptes. Pour ce faire, la première banque conseil d’Athènes met en place un mécanisme financier consistant en la manipulation d’emprunts d’état libellés en monnaies étrangères, qu’on appelle communément un swap de devises. Il est habituel qu’un pays génère de la dette pour couvrir son déficit et assurer le paiement des intérêts et du principal arrivant à échéance, puis qu’il émette des obligations souveraines en euros pour couvrir le risque de change. En substance, rien d’illégal, plusieurs cas font jurisprudence. Le souci, c’est que la parité Drachme/euro fut fixée artificiellement, permettant ainsi au mandateur de camoufler tout un pan de sa dette. En ayant recours à un produit financier complexe, la banque rend également possible l’hypothèque des futures recettes de la Grèce, celles tirées essentiellement des taxes d’aéroport et de la loterie. De ce mécanisme, la Grèce aura sorti 2,8 milliards d’euros de dettes, soit assez pour continuer à emprunter auprès de la BCE. Selon Bloomberg, la Goldman Sachs aurait facturé à son client 600 millions d’euros en prestations de conseil, soit le montage financier, uniquement. Les intérêts, quant à eux, seront remboursés à hauteur de 400 millions d’euros par an, jusqu’en 2032.
La Goldman Sachs, sans foi ni loi
Suite à l’aggravation de la conjoncture économique engendrée par la crise financière de 2008, un climat anxiogène s’installe au sein des états et des marchés financiers. Les obligations grecques fluctuent au gré du vent et, avec elles, le sort de tout un peuple. La zone euro craint pour sa monnaie, les états membres une crise systémique.
Les agences de notation et les investisseurs sonnent le glas de la Grèce, tout cela en chœur. les premiers, en dégradant la solvabilité du pays, donnent matière aux seconds, principalement des fonds d’investissements, des banques et des fortunes privées, à se prémunir contre les défauts de crédit en investissant massivement sur des CDS (Credit Default Swap). Ces titres spéculatifs,dont la valeur est négativement corrélée au prix des obligations grecques, ne sont que la matérialisation boursière d’un pari sur la faillite hellénique. La Goldman Sachs se place en acteur cardinal du marché des CDS et agit comme un catalyseur du mouvement en conseillant ses clients d’acheter ces dérivés financiers, anticipant ainsi une hausse du prix desdits CDS, évidemment dans une affaire de conflit d’intérêts très claire. En coopération étroite avec la Goldman Sachs, la NBG (National Bank of Greece), dès lors principal dépositaire des fameux swaps de devises résultant du deal de 2001, créée une entité ad hoc de titrisation (titlos) impliquant la transformation des créances souveraines en titres financiers, et ce en vue d’utiliser ces swaps comme nantissement pour de nouveaux emprunts auprès de la BCE, de quoi se refinancer temporairement et retarder l’échéance de quelque peu.
La dette étant devenue insoutenable, la contrepartie pour adhérer à l’eldorado monétaire fantasmé par beaucoup s’est révélée trop importante pour un pays comme la Grèce, qui ne s’était finalement jamais mis en rang. Une responsabilité morale pèse, à juste titre, sur les protagonistes d’une scène dont l’issue n’avait in fine rien de théâtrale, dont les implications étaient bien réelles. Sur fond de sédition du monde de la finance sur la politique d’un état, la crise des dettes souveraines aura permis de mettre en lumière tant le manque de rigueur des contrôleurs européens que la démesure des représentants grecs du pouvoir exécutif.
Cet article a été rédigé par Youcef Nazim Tahari.